Tribune publiée dans Le Monde le 29 mars 2024
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Depuis quelque temps, une musique déplaisante se fait entendre à nos oreilles d’avocats. Si les discours populistes ont toujours remis en cause certains de nos principes fondamentaux au nom de la sécurité et de l’efficacité de la justice (rappelons que la France est le pays des droits de l’homme, elle est aussi celui de l’insulte « droit-de-l’hommisme »), la nouveauté est que ce discours se répand dans les milieux politiques, juridiques et intellectuels sans que les réactions ne nous semblent à la hauteur des enjeux.
C’est actuellement le domaine des violences sexuelles qui cristallise la banalisation de ce type de propos. Tout le monde conviendra évidemment que la libération de la parole des victimes est salutaire et qu’elle a permis à la justice de prendre la mesure de son retard et des résistances institutionnelles qui la gangrenaient.
Pour autant, cette libération s’accompagne, par une déferlante médiatique et numérique impossible à contenir, d’une rhétorique inquiétante quant au traitement judiciaire de ces affaires. Il en résulte une interdiction pure et simple de défense, tant les mécanismes les plus élémentaires de la procédure pénale sont désignés comme l’outil de l’adversaire au service de l’impunité
S’ensuit la remise en question de principes essentiels, en particulier la présomption d’innocence et son corollaire, la charge de la preuve, dont la contestation n’est plus taboue.
Pour 69 % des Français, nos élites devraient systématiquement démissionner dès leur mise en cause en matière de violences sexuelles, avant qu’une condamnation soit prononcée, ce qui revient à leur dénier tout droit d’accès à la présomption d’innocence. Tel est le désespérant enseignement d’un sondage OpinionWay de décembre 2023.
Dans le même sens, il n’est plus exceptionnel d’entendre les politiques soutenir que l’application de nos règles de droit devrait être écartée au nom de notions aussi grotesques que « le bon sens ». Par exemple, Juliette Méadel, ancienne secrétaire d’Etat, estimait dans une tribune au Monde que « Les victimes doivent pouvoir bénéficier d’un régime de preuve qui tienne compte de la réalité des situations de subordination qu’elles vivent. L’esprit de justice comme le bon sens le commandent. »
C’est aussi la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) qui affirme, dans son rapport rendu public en novembre 2023, que ces principes sont " des bonnes planques ”, autrement dit " des prétextes pour ne pas protéger les enfants parce que c’est toujours pour justifier le refus de protéger qu’ils sont énoncés."
Il faut manifestement continuer de le marteler : la présomption d’innocence ne s’oppose pas à la parole des victimes. En rappeler l’exigence n’est pas traiter de menteurs celles et ceux qui dénoncent mais nous préserver d’une justice kafkaïenne où il faudrait prouver son innocence.
Cet affaissement de nos principes essentiels ne se limite pas au domaine des violences sexuelles par l’effet d’une actualité brûlante. Leur respect apparaît aujourd’hui à géométrie variable, comme s’ils ne devaient trouver application que dans des domaines délimités et inoffensifs politiquement.
Les avocats avaient dénoncé cette pente dangereuse dès les années 2000 en matière terroriste, rappelant que les règles de droit doivent s’appliquer avec d’autant plus de force que les infractions reprochées sont les plus graves et prophétisant que ce mouvement ne pourrait que s’étendre.
Nous y sommes. Au journal de 20 heures de TF1, c’est une haute magistrate qui déclare le 23 février que « les règles qui sont faites pour protéger les libertés sont utilisées par ceux qui ont le plus de moyens, c’est-à-dire le grand banditisme ! ».
Devant la commission sénatoriale de lutte contre le narcotrafic, une autre s’insurge le 5 mars contre la défense quand elle n’est pas « constructive » (entendre complaisante) et demande qu’on puisse lui barrer la route lorsqu’elle soulève des nullités de procédure, l’idée même que des avocats puissent œuvrer à la faire respecter devenant intolérable.
Pourtant, les règles de procédure sont une limite indispensable : les moyens désormais accordés aux enquêteurs (sonorisation, géolocalisation, intrusion dans les téléphones, infiltration, garde à vue de six jours…) ne sont concevables que si la loi les encadre strictement, sauf à basculer dans un régime purement policier. Ces règles ne visent pas à protéger des voyous, elles visent à contrôler l’atteinte à nos libertés.
C’est enfin le ministre de l’intérieur qui, à propos de l’expulsion d’un étranger, pourtant suspendue par la Cour européenne des droits de l’homme, assumait le 13 décembre 2023 sur le plateau de CNews de s’affranchir des décisions de justice et s’en réjouit : « J’ai décidé de le renvoyer dans son pays, qu’importent les décisions des uns et des autres [des juridictions suprêmes européennes et administratives]. Nous allons tout organiser pour qu’il ne puisse pas revenir. On peut quand même s’en réjouir. »
Dans un pays où il est de bon ton de regretter la perte des repères, il est quand même singulier que le ministre chargé de l’ordre public manifeste ouvertement son mépris des règles de droit, dans un silence assourdissant. Que le président de la République ait laissé dire, que le garde des sceaux soit resté silencieux et que les hauts magistrats n’aient pas réagi nous laisse pantois.
Non, nous ne pouvons pas nous en réjouir : à quoi ça sert de pleurer Robert Badinter (1928-2024) si c’est pour piétiner ainsi la règle de droit ?
Les digues sont en train de céder, et nous les regardons, hébétés, constatant qu’il n’est point besoin d’attendre l’élection d’un président issu des extrêmes pour que notre système s’accommode du bafouement des protections les plus élémentaires.
Comme si l’on avait oublié la formidable leçon du pasteur Martin Niemöller (1892-1984), dont on pourrait paraphraser les mots :
« Ils sont venus chercher ceux qu’ils soupçonnaient de terrorisme, je n’ai rien dit parce que je n’étais pas terroriste.
Ils sont venus chercher ceux qu’ils soupçonnaient de viol, je n’ai rien dit parce que je n’étais pas violeur.
Ils sont venus chercher les étrangers, je n’ai rien dit, parce que je n’étais pas étranger. Puis ils sont venus me chercher et il ne restait plus personne pour me défendre. »
Romain Boulet et Karine Bourdié, avocats, sont co-présidents de l'Association des Avocats Pénalistes
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